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les trois brigands
6 décembre 2011

Shaïne Cassim

Enfin une petite soirée pour partager ici cette discussion avec Shaïm Cassim, un petit matin dans un café du 14e arrondissement parisien. Un chocolat chaud, un café, des tartines…Elle était encore plus intimidée que moi au début j'ai l'impression, puis elle n'a plus arrêté de parler… Des propos d'une intelligence et d'une finesse exceptionnelles et des phrases improvisées aussi aussi jolies et maîtrisées que celles de ses livres. J'espère être fidèle à ses mots car Shaïne parle vite, vite, vite et le rythme de mon stylo avait quelque peu de mal à suivre…Mieux vaut avoir lu le livre avant la lecture de cette interview qui risque sinon de paraître un peu obscure…

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On ne trouve, sur votre roman, aucune information vous concernant…

Cela doit être un acte manqué… Je n'y avais pas prêté attention. J'ai écrit quelques romans et nouvelles. Mais pour moi, ce texte est comme un premier roman. J'avais conscience de travailler avec une personne exceptionnelle, Geneviève Brisac (ndlr : éditrice à L'École des Loisirs) qui m'a poussée beaucoup plus loin que je n'étais allée jusque là. Je n'avais pas écrit pendant plusieurs années car j'avais l'impression de me répéter. Avec Je ne suis pas Eugénie Grandet, cette sensation s'est dissipée et j'ai le sentiment d'avoir énormément avancé en un seul livre.

Votre livre évoque le premier amour, le rapport de deux soeurs, l'absence de la mère, la création artistique… Quel est le thème principal?

Comment les théâtres de la vie se répondent : le théâtre familial, le théâtre d'une relation… . Avec, comme fil conducteur, la figure effrayante de Louise Bourgeois. Je vois la vie comme plein de théâtres miniatures. La vie même de Max est théâtrale. Il y a des théâtres plus intimes comme celui de la grand-mère d'Alice et d'Anne-Louise, des théâtres gris, enneigés et sombres. Je voulais créer un morcellement joyeux. Et joyeux, ça l'est toujours, même dans les moments de gravité.

La relation d'Alice et d'Anne-Louise est primordiale dans votre livre…

Oui, mais elle n'est pas au premier plan. On a l'impression de deux filles qui se tiennent chaud, chacune à tour de rôle. Elles occupent pour l'autre le rôle de la mère. Mais j'explore aussi la manière dont les relations se tissent entre les gens, des relations gouvernées par d'autres liens que ceux de la famille. Les places bougent au sein de ce théâtre familial. Pour moi, c'était aussi une occasion de parler du théatre.

Pourquoi cette envie d'écrire sur le théâtre?

J'ai davantage été marquée par des pièces que par des films. Après avoir vu Une maison de poupée d'Ibsen, par exemple, je n'étais plus la même. Cette pièce m'a appris quelque chose sur l'aspect irréductible de la liberté et du doute. J'ai ressenti la même chose devant La Cerisaie, de Tchekhov. Avec cette pièce, quelque chose de ma propre famille m'a été renvoyé en miroir : la perte de l'enfance, des paysages, l'évocation de la maison…

Votre héroïne Alice est bouleversée par Eugénie Grandet. Et vous, quand l'avez-vous découverte?

Au lycée.Ce roman m'a fait le même effet que cette phrase de Mme Bovary, de Flaubert : "Elle fût ainsi demeurée en sa sécurité, lorsqu'elle découvrit subitement une lézarde dans le mur". Eugénie Grandet a été ma lézarde dans le mur. Ce personnage m'a fait prendre conscience que la vie pouvait s'enfuir comme un robinet mal fermé…Il est parfois tellement difficile de se lever de son siège pour regarder dehors. Eugénie Grandet est à la fois un personnage repoussoir  car on se dit qu'on ne veut jamais être comme elle, et en même temps attirant car la tentation  de s'asseoir existe… Eugénie Grandet avait hanté Louise Bourgeois. Lorsque j'ai vu l'affiche de cette exposition (ndlr : voir ICI plus d'infos sur cette exposition), j'ai été à la fois terrifiée et happée. Cette expostion reste l'un des grands moments de ma vie. J'ai été bousculée. C'est ainsi qu'est née la première nouvelle que j'ai envoyée à Genevièvre Brisac et qui constitue aujourd'hui la première partie du livre. Elle m'a dit qu'il était dommage de quitter ces personnages et j'ai écrit une deuxième nouvelle. Puis une troisième.

Le déclencheur de ce livre, c'est donc l'exposition de Louise Bourgeois…

Oui. Elle m'a brisé le cœur, mais au ralenti. Comme quand on est tout le temps au bord des larmes. J'ai relu le texte de Balzac, cette solitude d'Eugénie Grandet, cette absence autour d'elle. Elle n'est plus en mesure d'ouvrir la porte. Elle est allée dans le jardin. Et elle est revenue.

L'émotion que j'avais ressentie en lisant Eugénie Grandet est revenue lors de cette visite. J'ai encore aujourd'hui la peur de devenir comme elle. J'en aurais peur toute ma vie. Les grandes inquiétudes peuvent détruire une vie mais elles sont aussi une bénédiction. Ce qui peut vous faire effondrer est aussi ce qui vous soutient.

Qu'est-ce que c'est que de ne pas être Eugénie Grandet?

C'est quitter sa maison, son éducation, les idées avec lesquelles on a été élevés. C'est garder la capacité à ouvrir la porte du jardin. Même si on est bien dans le jardin. C'est ne pas céder au confort. Ne pas s'endormir, ne pas s'engourdir dans sa vie.

Ne pas être Eugénie Grandet c'est l'angoisse d'Alice. Informulée, cette angoisse se formalise brutalement. Elle veut être Alice, et pas seulement la sœur d'Anne-Louise, ou la fille de son père.Je pense que nous avons tous le souvenir d'un choc existenciel comme celui qu'elle vit au début du livre.

Concrètement, comment ne pas être Eugénie Grandet?

Ce n'est pas une vigie intérieure qu'on aurait en permanence, ni une vigilance métaphysique de tout instant. Mais par exemple, quand je m'entends dire quelque chose dont je suis à peine convaincue, j'essaie de faire l'effort de dire : je ne suis pas d'accord. Ne pas être Eugénie Grandet, c'est se rappeler la personne que nous avons envie d'être. C'est ne pas céder sur son désir.

 Qui êtes-vous? Alice? Sa sœur?

Je suis entre Alice et Max. Sa sœur est une espèce de diamant lumineux qui éclaire. C'est une femme que je peux admirer et aimer mais je ne peux pas lui ressembler. Il y a quelque chose chez Max qui fait un écho terrible. C'est pour cela que physiquement, il est tout le contraire de moi : il mesure 1,90m, est blond, un peu gros. J'aime sa fureur de chercher et son envie de ne pas trouver. Max constitue un point de repère dans le livre. Pour Alice, il est comme un grand-frère, pour sa sœur c'est un amoureux et pour la grand-mère, il est celui qui met un coup de pied dans la morosité de sa vie. Max est une bourrasque de neige qui met de la neige partout.  

Une amie m'a dit un jour : dans tes romans, prends le personnage le plus différent de toi physiquement et tu t'y trouveras cachée. Max se pose plein de questions sur la mise en scène. Et c'est quand ses décors sont brûlés, au sens propre, qu'il commence vraiment à créer. Je rejoins Max avec sa pièce. Comment écrit-on quand les décors ont brûlé? Et il faut que les décors aient brûlé pour écrire…

C'est-à-dire ? Qu'entendez-vous par les décors ont brûlé?

Se retrouver devant un paysage dévasté. Et construire à partir de cette dévastation. En se fiant à son intuition. On remet les compteurs à zéro. À un moment donné il faut donner un grand coup de pied pour ne pas se répéter. Il faut retourner au vide du moment où on ne sait pas comment on va faire. Être assailli. Sinon, on est dans la maîtrise et le bavardage.

Aujourd'hui, quelles relations avez-vous avec les personnages de votre roman? Imaginez-vous leur vie qui continue?

Non, par pudeur. Cela ne me regarde pas. Je pense à eux de temps en temps. Je me demande parfois, dans certaines situations, ce que ferait Max à ma place. Je m'aperçois à quel point il compte pour moi. Il met du saugrenu et de l'inattendu dans la vie.

À quel moment avez-vous trouvé le titre du livre?

En sortant de l'exposition. "Je ne suis pas Eugénie Grandet",  est la première chose que je me suis dite en sortant.

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Commentaires
L
Lu hier soir. Très émue.<br /> Merci Audrey pour ce bel entretien.
L
C'est extraordinaire, vraiment, de lire des itw de cette qualité !
T
Belle rencontre qui me donne envie de découvrir cet auteur que je ne connais pas.
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